L’idée d’une « révolution copernicienne » en pédagogie, qui consisterait à mettre l’apprenant au centre du processus formatif, est depuis longtemps un lieu commun des politiques éducatives[1]. De même, dans le domaine de la formation, les mesures destinées à faire du salarié un « acteur de sa formation » sont monnaie courante pour leur évolution professionnelle. Détenteur d’un droit à se former[2], l’individu est aussi responsable de son employabilité et don évolution professionnelle conjointement à son employeur, comme le notait le journal Les Echos[3] dès 1996. La responsabilité individuelle de développer sa propre employabilité a encore été soulignée récemment pour justifier la réforme : « vous devrez bouger, car tout bouge, le monde et les entreprises »[4]. Pourtant, les responsables formation constatent souvent un trop faible engagement des salariés, voire des managers, vis-à-vis de la formation.
Comment l’expliquer et, surtout, quelles sont les pistes explorées actuellement pour y remédier ? Le CLO Breakfast Club, organisé par Develop’Invest au Hub Lab, à Paris, en octobre dernier, a permis d’illustrer quelques méthodes novatrices permettant de stimuler l’engagement apprenant.
Evolution professionnelle : Technicisme et bureaucratie de la formation en entreprise
Notre invité lors du CLO Breakfast Club, Antoine Mangin, Chief Learning Officer au sein du Groupe Mars, à Londres, a témoigné du décalage qu’il ressent entre sa pratique du métier de responsable formation dans un grand groupe international et le caractère « archaïque, centralisé et bureaucratique de la formation » en France. Ce ressenti, partagé par d’autres responsables formation, peut s’expliquer par des causes d’ordre réglementaires, mais aussi conceptuelles.
En ce qui concerne l’environnement réglementaire, rappelons seulement que la loi Delors (1972) a institué une obligation de dépense à la charge des entreprises, qui a contribué à l’émergence de la formation professionnelle continue en France, mais qui a en même temps édifié un premier niveau d’encadrement bureaucratique de la formation en entreprise, renforcé par la suite par la loi Rigoult (1984) sur l’obligation de négocier la formation professionnelle dans les entreprises ou encore par la loi du 4 juillet 1990 sur le contrôle et la qualité de la formation.
Par ailleurs, s’agissant des approches méthodologiques de gestion de la formation, il nous parait significatif de relever avec Pierre HEBRARD[5] que le concept d’ingénierie de formation, qui est fondateur des approches des responsables formation en entreprises, est construit sur le terme anglais « engine », qui signifie « moteur » et renvoie par conséquent à une approche mécaniste, technicienne, de la formation. Paradoxalement, cette approche mécaniste ne transparait pas dans le concept anglosaxon, où l’« instructional design » renvoie plutôt à l’univers des designers, c’est-à-dire à des modes de fonctionnement « créatifs ».
Ainsi les salariés, censés porter la responsabilité de leur évolution professionnelle et du développement de leur employabilité conjointement à leur employeur, sont en fait confrontés à des processus de gestion qui leur laissent peu de marges de manœuvres dans leurs choix, tandis que les dispositions règlementaires font perdurer les procédures bureaucratiques d’accès à la formation. Dès lors, peut-on vraiment s’étonner des constats récurrents concernant le déficit d’engagement de certains salariés, voire de certains managers, vis-à-vis de la formation ?
Le client interne au centre du « marketing RH »
Pour renouveler les rapports entre salariés et formation dans l’objectif de favoriser l’évolution professionnelle, le marketing RH offre des perspectives intéressantes. Il s’agit avant tout de réévaluer le statut du collaborateur dans son rapport à la formation et, plus généralement, dans sa relation aux services RH. Selon Serge Pancsuk et Sébastien Point[6], « Le marketing RH se définit comme un nouvel état d’esprit fondé sur des techniques marketing adaptées aux ressources humaines pour que l’entreprise et sa DRH puissent se vendre, vendre, fidéliser et se renouveler. » Pour cela, l’un des postulats de départ est que les salariés sont des clients internes[7] et que le département RH a pour fonction de leur offrir des services qui correspondent à leurs besoins et à leurs attentes. La formation devient ainsi un service proposé par l’entreprise à ses collaborateurs. Ce faisant, elle contribue à mobiliser les employés et à accroître leur fidélité à l’entreprise[8].
Comment cela fonctionne-t-il concrètement ? Le marketing RH mobilise les principaux concepts et outils du marketing, comme par exemple la « segmentation du marché », qui consiste à constituer des groupes homogènes de salariés selon des critères objectifs[9] (par exemple par métiers ou par familles professionnelles) et les « marketing mix », qui visent à soutenir le développement des services proposés par la fonction RH[10]. Les marketing mix consistent à définir 4 paramètres de l’offre de service :
- le produit / service : une formation ou une action de développement des compétences, qui peut être interne ou externe, à distance, en situation de travail, accompagnée par un tuteur ou par des pairs, expérientielle…
- son prix : facteur de désirabilité, le prix monétaire ou symbolique d’accès à la formation ne doit pas être négligé. Il peut être demandé aux salariés de co-financer le prix de la formation avec leur CPF, par exemple.
- ses canaux de distribution (une place) : la formation peut être disponible « chez » le manager, « chez » le DRH, mais aussi de plus en plus en accès direct à la demande.
- des actions de promotion: un portail d’accès à l’offre accessible aux salariés ; des actions de communication initiées par les cadres dirigeants, des événements promotionnels…
Dans l’entreprise Mars, par exemple, cela se traduit par une politique de développement d’un « learning hub » : une plateforme digitale permettant l’accès à des formations à la demande, dans des formats comme les classes virtuelles, le mobile learning ou encore la réalité virtuelle pour booster son évolution professionnelle… Matérialisée par une « learning experience platform », cette offre s’adresse aux 3 familles de métiers du groupe, que sont l’agro-alimentaire, les produits animaliers et les cliniques vétérinaires, lesquelles sont organisées à la manière de « facultés » au sein de l’université interne, chacune ayant ses formateurs, ses experts, son doyen… Fonctionnant à la fois comme un espace virtuel de stockage des connaissances et comme un réseau social à l’échelle de l’entreprise, la plateforme permet de partager des contenus, de s’abonner à des chaines thématiques et de suivre des parcours permettant de valider la maîtrise de nouvelles compétences. Toujours en phase d’accroissement de sa fréquentation, le learning hub est activement promu au sein du groupe, via la diffusion de vidéos et la mobilisation de certains seniors leaders pour en développer l’audience. Un des atouts majeurs de cette transformation technologique est la capacité à obtenir des indicateurs clés en temps réel pour analyser les comportements des utilisateurs et pouvoir ainsi leur proposer des contenus qui sont en phase avec leurs centres d’intérêts, avec leurs préférences, tout en mettant en avant les compétences dont l’entreprise aura besoin dans les années à venir…
Porté par les témoignages de nos invités, ce type de pratiques a résonné lors du CLO Breakfast club comme un appel à réinventer la relation entre les responsables formation et les salariés des entreprises. Assurément prometteuses, ces pratiques ont néanmoins besoin d’être implémentées dans le cadre de projets structurés prévoyant des actions de communication, de sensibilisation et d’accompagnement du changement, ainsi qu’une modération des contenus et une animation soutenue des communautés de métiers. Tout cela implique évidemment de faire évoluer le rôle des responsables de formation, et le nôtre aussi, avec à la clé des salariés plus compétents, plus mobiles dans leurs parcours, et surtout plus satisfaits du service rendu par leur département formation.
Article écrit par Hugues HASSENFRATZ, consultant Develop’Invest.
[1] Serge Panczuk et Sébastien Point, Enjeux et outils du marketing RH, Eyrolles, 2008
[2] https://atmanco.com/fr/blog/environnement-travail/marketing-interne-quand-marketing-se-mele-gestion-rh/
[3] https://fr.slideshare.net/ericdelcroix/affen-marketing-formation
[4] https://www.petite-entreprise.net/P-2538-81-G1-la-segmentation-en-grh-modalites-et-objectifs.html
[5] Serge Panczuk et Sébastien Point, Enjeux et outils du marketing RH, Eyrolles, 2008
[6] http://www.trigone.univ-lille1.fr/transformations/docs/tf05_a08.pdf
[7] https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2005-2-page-19.htm
[8] http://www.pedagoform-formation-professionnelle.com/article-qu-est-ce-qu-une-formation-109356286.html
[9] https://www.lesechos.fr/08/10/1996/LesEchos/17248-139-ECH_l-employabilite–une-responsabilite-de-l-employeur-et-de-l-employe.htm
[10] https://www.lemonde.fr/campus/article/2018/04/19/l-employabilite-enjeu-majeur-de-la-reforme-penicaud_5287857_4401467.html